Séance Pritchard 08-03-2035

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Summerville, 8 mars 2035

- ...A mon tour je crois. Je peux vous dire que j'ai bien réfléchi depuis la dernière fois. A ma place au sein de ma communauté. J'ai observé autour de moi. Et ce que j'ai découvert était assez inattendu. Avant, je me considérais comme un élément important, le médecin de la communauté, vous voyez. Tout le monde me respectait. Et aujourd'hui, les gens commencent à m'ignorer, à me regarder avec mépris, à aller consulter ailleurs... je ne dis pas que c'est mal, les gens font ce qu'ils veulent. Ce qui me choque, c'est que toutes ces personnes, ou en tout cas la plupart, savaient déjà ce qui se passait sous mon toit avant. C'est comme si, depuis que les choses étaient rendues publics, les gens avaient peur du qu'en-dira-t-on et préféraient feindre de s'offusquer de ma situation, alors qu'avant ils feignaient l'ignorance.

- Tu ne peux pas reprocher à tes voisins et tes amis de t'en vouloir après que tu ais brisé leur paix sociale. C'est quelque chose que nous redoutons tous : que notre quotidien soit bousculé par une perturbation. Et nous sommes prêts à fermer les yeux sur bien des choses pour éviter de mettre en lumière des perturbations existantes, mais qui sont cachées. Je ne dis pas que c'est bien. Je dis juste que c'est un autre problème.

- Vraiment ? Et si tout le problème était là justement : ce qu'on est prêts à faire pour maintenir l'illusion de sécurité ? Il y a une petite fille... la meilleure amie de ma femme peut-être. C'est elle qui m'a dénoncée en public. Mais elle n'a pas dénoncé que moi : elle a clamé haut effort que malgré ses 13 ans, elle avait compris que tout le monde dans la communauté était au courant et ne faisait rien. Cette petite... j'ai eu l'occasion d'y repenser ces dernières semaines. Quelle maturité et quelle clairvoyance il lui a fallu pour percevoir tout ça. Et quel courage, pour l'exprimer alors que toute la communauté était rassemblée pour... pour la messe. J'aimerais faire quelque chose pour elle. Vraiment. De tous les fidèles, elle a été la seule à oser. Elle m'a... en quelque sorte, elle m'a libéré de l'homme que j'étais. Le problème, c'est qu'elle me hait et qu'elle sait être insupportable.

- Tu veux dire que tu serais prêt à rompre avec ta communauté, mais que tu... te sens redevable envers cette seule petite ? Attends... ce ne serait pas la petite dont tu me parlais, celle qui est la seule à savoir où se trouve ta femme aujourd'hui ?

- Oui... Mais ça n'a rien à voir. Ou presque. Je ne veux pas l'aider pour lui acheter des informations. Je veux le faire parce que... parce qu'elle seule avait compris ce qu'il y avait dans la tête de ma femme.

- Comment ça ?

- Nora-Jane... Elle subissait des humiliations depuis toujours. Si vous saviez ce que je sais de ses parents ! Son mutisme les a conduit à la traiter comme une demeurée et à l'abandonner au plus vite. Elle s'est battue pour s'affirmer, elle s'est battue pour ses études, et elle s'est battue pour que son handicap devienne sa force. Et surtout, elle s'est battue pour que son amour pour ses parents reste intact. Ensuite, il y a eu moi. Je sais que je lui ai fait du mal, je sais qu'elle ne me pardonnera jamais. Parce que je l'ai lu dans son esprit quand elle a essayé de me tuer. Mais encore, elle s'est battue pour que son amour pour moi reste intact, malgré tout. Je sais qu'elle se battait aussi pour autre chose : l'amour pour ses pairs. Et il y a une autre chose que j'ai lue en elle quand elle nous a attaqué : elle a autant de haine, si ce n'est plus, pour l'hypocrisie dont a fait preuve sa communauté durant toutes ces années, qu'elle n'en a pour moi.

- Tu dis que ta femme s'est retournée contre toi et a failli te tuer, toi et les tiens ? Mec, elle m'a l'air d'une belle psychopathe tout de même...

- Tu l'as... lu dans son esprit ?

- Oui. Enfin je veux dire... dans ses yeux...

- Jo, j'ai bien peur que tu te fabriques une réalité. Tout l'indique dans ta façon de parler. Tu veux te rapprocher de cette petite pour une raison que tu n'expliques pas vraiment, à part qu'elle était la confidente de ta femme.

- Non, ce n'est pas ça...

- Et si tu te méprenais sur ce que tu as pu lire dans "l'esprit" de ta femme ?

- Impossible. Elle a hurlé dans ma tête et comme résultat, j'ai ressenti ce qu'il y avait dans la sienne. C'est un être précieux, qui a été placé dans une situation où tout l'amour qu'elle avait réussi à maintenir envers la vie malgré vents et marées a chancelé. J'ai peur qu'elle ne se brise.

- Et en faisant quelque chose pour la petite, tu penses pouvoir montrer à ta femme qu'il y a encore du bon en chaque chose ?

- Exactement.

- Je vois... Je pense que nous allons nous arrêter ici pour ce soir.

- Mais, coach... Il nous reste encore du temps !

- Je ne désire pas continuer cette discussion. Jo, tu te leurres si tu crois savoir ce qu'il y a dans la tête de ta femme. C'est typiquement le genre d'emprise néfaste qu'on souhaite maintenir quand on est esclave de la spirale de la violence. Non mais tu t'écoutes ? Tu dois accepter que tu ne peux rien y faire.

- Mais je peux...

- Non, Jo. Tu ne peux pas. Tu ne peux pas la sauver, et tu ne peux pas te racheter. Tu ne peux pas vivre pour elle, tu dois vivre pour toi d'abord. Encore une fois, Nora-Jane ne reviendra pas.

- ...

- Si tu ne comprends pas cela très vite, il est inutile que tu continues les séances. Nous sommes ici pour avancer, et depuis le début tu te cherches des excuses pour stagner.

- Ce ne sont pas des excuses. Vous ne comprenez rien. Je sais qu'elle va revenir. Pour l'instant, elle échappe à tout contrôle puisqu'elle a décidé de s'éloigner de la communauté. Et c'est ce qui est encore plus effrayant. Parce que le jour où elle reviendra, si on a pas fait un pas dans une direction qui montrerait que qui que ce soit regrette, elle va vraiment le prendre mal, j'en suis convaincu. Et je ne sais pas de quoi elle serait alors capable. Mais je vois bien que vous ne me croyez pas. Vous pensez que je la diabolise exprès. Il y a des choses que je ne peux pas vous dire... Peut-être que ces séances étaient une mauvaise idée en fin de compte. Au revoir.

- Jo...

- Jo...

- Allez vous faire foutre.

(claquement de porte)


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